octobre 1 2015

Peut-on rire de tout ? L’ultime réponse, enfin !

Marx joke

Voici des années, que dis-je des décennies, peut-être même des siècles voire des millénaires, que le débat public se retrouve régulièrement aux prises avec cette question essentielle : peut-on rire de tout ? C’est pourquoi, dans une démarche citoyenne et absolument désintéressée, j’ai décidé aujourd’hui de trancher définitivement la question afin que nous cessions d’être sans arrêt ralentis dans l’élaboration de la société de demain.

Dans un souci d’efficacité, donc, vous l’avez compris, je me suis désigné à l’unanimité et après quelques débats houleux et empoignades musclées, je me suis mis d’accord. En tant que porte-parole de l’issue de ces délibérations, je suis particulièrement heureux de pouvoir vous l’annoncer une fois pour toute : oui.

Oui, on peut rire de tout. Il n’y a plus à y revenir, cette réponse est définitive. N’essayez même pas d’y ajouter un « mais », un amendement, du genre « mais pas avec n’importe qui ». Non, il ne sera pas question de ça, mes promesses seront tenues : dès aujourd’hui, vous pouvez rire de tout.

Avouez qu’on se sent mieux ! Il faut dire que jusque-là, on marchait quand même sur des œufs. On ne savait pas trop : est-ce que si je plaisante sur le poids de Robert, je ne risque pas des poursuites pénales ? Est-ce que Joceline ne m’accusera pas de harcèlement si je rigole de ses lapsus sexuels ? Et que dire du portrait satirique que j’ai retrouvé dans le classeur de mon fils, Maurice, et dont la légende « T’es trop con, Momo » pourrait bien être interprété comme blasphématoire. Toute cette angoisse qui pesait sur notre quotidien, envolée, d’un coup ! Nous voilà enfin rassurés !

Ceci étant posé, étant à présent entendu que vous ne risquez ni votre liberté, ni votre sécurité, lorsque vous vient l’envie de plaisanter, même lorsque vous n’êtes pas drôle, peut-être peut-on enfin commencer à se poser une question bien plus essentielle : doit-on rire de tout ?

Si cette question est plus compliquée, c’est qu’il ne s’agit plus ici de définir un espace public de libre expression mais bien de s’interroger sur la nature et la fonction de l’humour. Or, au même titre que l’art ou la culture dont il participe, l’humour joue un rôle double et conflictuel. Destiné à consolider les liens de la communauté, il désigne et rappelle les normes en tournant en dérision ceux qui ne s’y conforment pas. Mais, toujours dans le souci de maintenir l’harmonie sociale, il va également être le moyen d’éveiller les consciences à la relativité de ces normes, et ainsi faciliter l’intégration de groupes marginalisés au sein de nouvelles frontières réévaluées.

Notons, cependant, que ces rôles antagonistes peuvent trouver à s’exprimer de manières très différentes d’un support à l’autre et que certaines formes seront plus conservatrices, là où d’autres remettront davantage en question le statut quo.

Par conséquent, et bien qu’il ait été défini une fois pour toute que l’on peut rire de tout, il n’est pas inutile d’interroger le rôle que joue telle ou telle plaisanterie au sein de la société dans laquelle elle prend pied, et notamment son positionnement face à la hiérarchie des valeurs et le système de domination en place.

Ainsi, rire de la religion chrétienne chez nous, par exemple, ne peut être comparé à une blague sur l’Islam pour la simple raison que l’une et l’autre de ces religions n’y sont absolument pas traitées à égalité. Et le constat sera le même pour de nombreux autres groupes sociaux, pas forcément minoritaires mais au minimum minorés, tels que les femmes, les homosexuels, les handicapés, les étrangers, …

Aussi, lorsque j’entends certains humoristes, et à leur suite des personnalités publiques les plus variées, revendiquer leur droit à rire de tout, je ne peux m’empêcher d’y voir, non pas l’expression d’une angoisse face au risque qui leur pendrait au nez de se voir bâillonnés, réprimés, menacés, mais bien celle d’une gêne face au constat qu’il leur est parfois moins facile qu’avant de profiter pleinement de leur parole de domination. Car, soyons clair, cette parole performative faisant de la hiérarchie sociale un état de nature, mérite d’être dénoncé pour telle.

Car, si, d’un commun accord unilatéral, j’ai ici exprimé la décision politique qui devrait nous pousser à ne jamais poursuivre et condamner le moindre petit rigolo, fut-il particulièrement mauvais, sans doute n’est-il pas inutile de rappeler qu’au même titre que les grands pouvoirs de Spiderman, l’accès à la parole publique implique de grandes responsabilités et qu’il n’est donc pas superflu d’en user avec prudence (au sens aristotélicien du terme, évidemment, excusez du peu) et intelligence.


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Ecrit 1 octobre 2015 par admin dans la catégorie "Actualité

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