juin 30 2023

« Suis-je une femme cisgenre ? »

Se poser la question de son identité de genre peut-il, doit-il, être considéré comme un exercice philosophique ? Ne s’agirait-il pas ici davantage de s’en remettre à son ressenti le plus intime, à l’expérience la plus existentielle que l’on peut faire de soi-même, à l’évidence d’un dialogue intérieur qui n’a à se justifier devant personne et que nul ne peut contredire ? Chercher à rationaliser cette dimension de l’identité, n’est-ce pas ouvrir la porte à toutes les remises en cause des questions soulevées par le genre, s’octroyer le privilège de ratiociner sur ce qui, pour d’autres, s’apparente à la défense d’un droit à l’existence pur et simple ?

Interroger la légitimité de ma question, c’est questionner à la fois ma position d’objet et de sujet dans ma tentative de production de savoir, au sein d’une discipline historiquement constituée comme discours neutre, désincarné et surplombant, mais aussi la marge de liberté que m’offre ma situation particulière et la place qu’y occupe, que devrait y prendre, ce qui, en moi, échappe à la rationalité et constituerait le cœur de ce que je suis. C’est donc en funambule que je me propose d’explorer cette question, non pour la survoler avec grâce mais afin de ressentir sous des pas incertains les lignes de crète que j’emprunterai et le potentiel de chute qui les sous-tend.

Démarrons donc par le nœud du problème, nœud philosophique s’il en est puisqu’il s’agit de l’être. « Suis » semble ici poser un signe d’égalité entre « je » et « une femme cisgenre ». Être, pour un sujet, reviendrait à être quelque chose. Du moins est-ce le cas dès lors qu’il se prend lui-même comme objet de discours, qu’il parle à la première personne et accepte de se situer dans son rapport au monde.[1] Entre parler et parler de soi se manifeste ainsi l’abîme du privilège qui sépare l’universel du singulier, la possibilité de se passer ou non de porter la charge de l’identité.[2] Poser la question en termes ontologiques tracerait donc d’emblée une ligne de démarcation et un rapport hiérarchique[3], ironie du discours qui enferme dès l’instant où il prétend affirmer.

A cette réduction volontaire de soi dans le discours identitaire s’ajoute la catégorie à laquelle il s’agit de s’identifier, ici une femme cisgenre. Nous voici projetés au sein de deux rapports binaires, appelés à s’articuler, et dans lesquels il s’agirait, chaque fois, de choisir son camp. Si je suis une femme, je ne suis pas un homme ; si je suis cisgenre, je ne suis pas transgenre. Ma position parmi ces deux paires semble cependant s’imposer à moi, tout comme ces couples d’opposition eux-mêmes. Pas vraiment besoin de mon avis, de mon ressenti, du moins tant que je me conforme. Je serais une femme parce que je ne suis pas un homme[4] et, puisque rien[5] ni personne ne vient contester cette altérisation[6], je serais cisgenre, par contraste avec d’autres femmes. Ces frontières et ces normes m’excluent de certains groupes, m’opposent ou me distancient d’autres individus et restreignent mon identité à quelques modèles prédéfinis.

« Je suis une femme cisgenre » me range dans une case dont les attendus, comme les présupposés sur le sexe, le genre et leur éventuelle correspondance, me préexistent largement et définissent les conditions d’existence qui feront de moi ce que je suis destinée à être dans le monde : une femme en laquelle biologie, psychologie et sociologie concourent à fusionner harmonieusement dans la norme hétéronormative. Il aura fallu, en effet, mettre en place bien des discours et des institutions pour soutenir la construction historique de la féminité blanche[7] et valide à laquelle je peux me permettre de douter d’appartenir, lorsque tant d’autres en sont exclues.

Or, ces structures sont bel et bien structurantes pour celles d’entre nous qui s’y trouvent intégrées. Elles créent des expériences, un rapport au monde et à soi[8] auxquels il est facile de s’identifier et autour desquels on peut se retrouver. Positives ou négatives, ces expériences finissent par se transmuer en discours sur la féminité, la sororité, et synthétiser la vulgarité du vécu personnel en identité et fierté collective. C’est parce qu’on se reconnait dans l’expérience d’autres femmes que l’on revendique une condition commune, c’est par solidarité que l’on se doit de s’identifier à nos semblables. Au nom du féminisme, s’affirmer femme peut ainsi devenir un geste conscient et stratégique de réduction de soi à une forme de plus petit dénominateur commun. Aucune lutte ne résume cependant les individualités qui la composent.[9]

Si le patriarcat a probablement encore de beaux jours devant lui, il parait d’ailleurs délicat aujourd’hui, au nom du féminisme, de se revendiquer femme cisgenre, tant cette position apparaît dominante et fort peu subversive. Il suffit d’observer la fécondité des féminismes libéraux, conservateurs ou carrément réactionnaires pour s’en convaincre. Hors de tout objectif clairement identifiable, qu’est-ce qu’une telle affirmation pourrait signifier, en effet, si ce n’est un renforcement des normes d’une féminité éternelle, blanche, hétéro, valide, … et la revendication d’un lien privilégié entre sexe et genre, le premier fondant le second puisque c’est de lui que dépend l’assignation à la naissance à laquelle se réfère la paire « trans/cis-genre ».

Face à ce terrain miné, certaines chercheront sans doute à faire valoir leur droit à l’expression de soi sans pour autant réussir à en justifier la nécessité, si ce n’est pour contrebalancer d’autres expressions, perçues comme concurrentes. Si la position dominante libère du fardeau de l’identité, admettons cependant que cette liberté de l’indéfinition peut s’avérer insatisfaisante, voire angoissante lorsque cette position reste précaire et circonscrite. Si être une femme limite, n’est-ce pas malgré tout plus enviable que de n’être rien ? Sans inventer d’autres manières d’exister et d’être reconnu, notamment politiquement, socialement, comment, en effet, abandonner les étiquettes qui ont permis de rendre visible ce qui se cachait au grand jour auparavant ? Je propose d’explorer trois pistes de solution.

La première, inspirée par Judith Butler, consiste à retourner la binarité contre elle-même. Si, au lieu de me demander si je suis une femme cisgenre, je m’interroge sur le fait de ne pas être un homme transgenre, ce qui apparaissait largement prédéfini pour moi par les discours scientifique, juridique, sociologique, voire militant, révèle à présent une possibilité nouvelle, l’espace d’un jeu entre moi et mon identité. « Je » n’est pas une femme cisgenre, pas seulement, pas tout à fait, pas du tout. L’identité, elle-même, suppose toujours une adéquation de soi à soi qui repose sur une « métaphysique de la substance »[10], la croyance en une permanence du moi auquel se superposerait parfaitement, ou non, certaines normes, comme mon identité de genre se superposerait à mon corps sexué.

Puis-je affirmer que je ne suis pas un homme transgenre ? La question elle-même a perdu son sens dès lors que je ne m’envisage pas comme un substrat passif, d’ores et déjà là et attendant d’être nommé, identifié. Plutôt que d’être, ou ne pas être (puisque telle n’est plus la question), je peux me construire, m’inventer, jouer de cette assignation à résidence identitaire, tester, perturber, vivre le trouble.

Quoique réjouissante, cette perspective n’est cependant ni facile, ni sans danger et il importe de ne pas s’approprier à bon compte un espace pour exister que d’autres ont conquis et conquièrent encore dans l’adversité la plus violente. Je ne suis pas un homme transgenre, non par manque de coïncidence entre moi et un ressenti masculin quelconque, mais parce que je ne risque jusqu’à présent pas grand-chose à jouer de la frontière, parce que je ne m’engage à rien et reste finalement dans le confort de mon surplomb rationalisant[11]. Une fois encore, seule la lutte justifie l’identification dans un objectif précis, elle ne suffit cependant pas à justifier les individus.

Si l’individualité, la liberté de choix et le jeu d’indéfinition qu’elle permet, est un privilège, tout au plus puis-je alors espérer en user, dans les limites qui sont les miennes, pour brouiller les frontières, participer à leur érosion et peu à peu m’observer changer sous l’effet de ces gestes, puisque ce sont eux qui stabilisent les identités. En perpétuelle évolution, mon identité ferait ainsi l’objet d’une négociation permanente en moi entre les normes et ma manière de les mettre en œuvre ou de les déjouer.

La deuxième piste à envisager, tracée par les travaux de Donna Haraway, permet cependant de radicaliser cette proposition en faisant de chacun d’entre nous un « monstre qui parle », un hybride construit par et sur des frontières qu’il ne s’agit ni d’investir en acceptant d’être nommé par elles, ni de s’en libérer comme s’il existait une vérité originelle à laquelle revenir, mais de reconnaitre dans l’expérience intime que nous en avons développée. S’il n’est plus question de jouer ici avec les normes, d’observer la distance qui nous en sépare et permet de nous en émanciper, c’est qu’elles constituent le matériau dont nous nous sommes formés, nous n’existons pas plus sans elles qu’elles sans nous. « Nous sommes les frontières. »[12] Nous connaissons leur part de violence, de désignation, d’assignation à une signification unique[13] de laquelle participe la question de l’identité.

C’est donc à un contre-modèle qu’il s’agit de s’atteler. Puisque « être est problématique et contingent »[14], il va falloir inventer d’autres manières d’exister qui reconnaissent le caractère fondamentalement indéfini (non étanche), relationnel, mélangé (bâtard) de chacun (si cela a véritablement un sens de l’envisager ainsi) d’entre nous. Plus que la fixité de l’être, c’est l’existence autonome du « je » qui est à questionner. Ma question de départ n’est donc plus « Suis-je une femme cisgenre ? », mais « En quoi les frontières du sexe, du genre et de l’identité qui les articule trouvent-elles à s’hybrider pour créer l’existence particulière que je porte ? ».

Il n’est dès lors plus question de me définir mais peut-être d’observer la manière dont mon être au monde rend à la fois vivantes et obsolètes ces définitions. Je ne suis pas quelque chose, je ne suis pas rien, je suis tout ce qui m’entoure, me constitue et me modifie, comme tout organisme en mutation constante. Plus question de me prendre moi-même comme objet de discours, je suis ce discours. Ni sujet, ni objet, mais la mise en œuvre consciente des deux à la fois, puisqu’aucune de ces deux positions n’est souhaitable ou suffisante.

La troisième piste, enfin, nous est ouverte par Françoise Collin[15], qui rejoint les préoccupations précédentes sur les limites du sujet ontologique, malgré son utilité politique, ainsi que la nécessité de penser la frontière comme relation. Mais c’est précisément dans la manière d’envisager cette relation que sa proposition diffère. Là où celle-ci peut se voir fétichisée par la figure du cyborg, conceptualisée dans l’hybridité, ramassée dans l’organisme, aussi grouillant soit-il, s’éloignant parfois un peu de considérations politiques immédiates pour une vision plus prospective, sa compréhension comme Praxis, comme dialogue, disqualifiant le discours philosophique au profit de l’écoute permet de prendre en compte la place de l’autre concret, de l’interlocuteur, dans la définition du sujet cherchant à porter un discours sur lui-même, en bref, à exprimer ce qu’il est.

Me dire femme cisgenre, c’est ainsi inscrire ma relation aux autres sous la forme d’un contraste, d’une opposition que je ne suis pas certaine de vouloir assumer. Pas plus que je ne me sens intrinsèquement féminine, je n’ai envie d’entrer dans mon rapport à mes interlocuteurs sur base du genre, qu’il soit distinct ou identique. Cela ne signifie évidemment pas qu’il me soit toujours possible de l’éviter, tant l’instauration de ce critère pour déterminer l’ensemble de mes échanges avec quelqu’un peut m’être imposée par ce vis-à-vis qui choisit ainsi d’échapper au dialogue en me définissant contre moi-même. Toujours est-il que si l’on m’écoute, non, l’expression de mon ego ne passe pas par le besoin de me dire femme cisgenre et de me distinguer ainsi d’une quelconque manière des hommes, des transgenres ou des hommes transgenres.

Cela ne signifie pas qu’il faille revenir en arrière et réinstaurer en cette figure de l’ego un substrat qui précèderait le genre, ses normes et ses frontières, un bon sauvage neutre qui choisirait rationnellement de se soumettre au cadre lui permettant de déployer son plein potentiel. Il s’agit de reconnaitre en cet ego une pulsion d’affirmation, un besoin de reconnaissance afin de mieux l’accompagner vers le renoncement, non à s’exprimer mais à se connaitre.[16] Être capable de déjouer les significations que charrie inévitablement chaque expression et interaction afin de ne pas s’y laisser piéger, ni par le discours d’autrui, ni par soi-même.

Ainsi, au terme d’une réflexion nous ayant conduit à remettre en cause la stabilité et jusqu’à l’existence-même de chaque signifié de notre question de départ, il nous apparait combien celle-ci peut être à la fois centrale, stratégiquement, existentiellement, et obsolète. Elle permet en tout cas d’insister sur le caractère actif (participatif), évolutif, impur, indéterminé et relationnel du sujet qui la pose. Car, au bout du compte, si l’« être » et l’« être femme cisgenre » laissent entrevoir l’abîme en leur cœur, si le « je » lui-même peut se révéler performatif, hybride et inconnaissable, reste la revendication viscérale à ne pas être connu mais reconnu. Le défi de tout interlocuteur serait alors de recevoir une affirmation identitaire, telle que « Je suis une femme cisgenre » ou « Je ne suis pas une femme cisgenre », et d’être capable de l’entendre non comme un contenu de connaissance et de discours sur celui qui parle mais dans le geste par lequel celui-ci s’institue lui-même à cet instant.

En l’occurrence, si ne pas être une femme cisgenre peut être un privilège que j’aimerais m’arroger la plupart du temps, l’être constitue tout autant en d’autres situations tantôt un privilège, tantôt une identification sociale et solidaire rendue nécessaire par un objectif stratégique. Je le suis et je ne le suis pas, quoi que l’on veuille signifier par cette étiquette, tout à la fois et rien en même temps. Et c’est dans la complexité, voire l’impossibilité, de ce geste que repose la fierté que je porte et le respect que je revendique.

 

Bibliographie

  • Butler, J., « Les femmes » en tant que sujet du féminisme, in « Raisons politiques », vol. 12, n°4, 2003, pp. 85-97
  • Butler, J., Trouble dans le genre Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La découverte Poche, 2006
  • Collin, F., La même et les différences, in « Les Cahiers du GRIF », vol. 28, n°1, 1983, pp. 7-16
  • Collin, F., Praxis de la différence : notes sur le tragique du sujet, in « Les Cahier du GRIF », vol. 46, n°1, 1992, pp. 125-141
  • de Beauvoir, S., Le deuxième sexe I, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1949
  • Dobson, K., Moi, féministe noire : pour qui je me prends ?, in « Diogène », N° 235-236/3, 2011, pp. 109-129
  • Dorlin, E., La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La découverte, 2009
  • Froidevaux-Metterie, C., La révolution du féminin, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2020
  • Haraway, D., Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle, in « Le manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes », Paris, Exils, 2007, pp. 29-82
  • Haraway, D., Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle, in « Le manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes », Paris, Exils, 2007
  • Preciado, P.B., Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalyste, Paris, Grasset, 2020

[1] Haraway, D., Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle, in « Le manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes », Paris, Exils, 2007, pp. 121-122

[2] Preciado, P.B., Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalyste, Paris, Grasset, 2020, pp. 35-36

[3] Collin, F., Praxis de la différence : notes sur le tragique du sujet, in « Les Cahier du GRIF », vol. 46, n°1, 1992, p. 135

[4] Collin, F., La même et les différences, in « Les Cahiers du GRIF », vol. 28, n°1, 1983, p. 7

[5] Butler, J., « Les femmes » en tant que sujet du féminisme, in « Raisons politiques », vol. 12, n°4, 2003, p. 86

[6] de Beauvoir, S., Le deuxième sexe I, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1949, p. 19

[7] Dorlin, E., La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La découverte, 2009

[8] Froidevaux-Metterie, C., La révolution du féminin, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2020, Troisième partie

[9] Collin, F., La même et les différences, in « Les Cahiers du GRIF », vol. 28, n°1, 1983, p. 11

[10] Butler, J., Trouble dans le genre Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La découverte Poche, 2006

[11] Dobson, K., Moi, féministe noire : pour qui je me prends ?, in « Diogène », N° 235-236/3, 2011, pp. 119-120

[12] Haraway, D., Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle, in « Le manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes », Paris, Exils, 2007, p. 80

[13] Ibid., p. 73

[14] Haraway, D., Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle, in « Le manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes », Paris, Exils, 2007, p. 121

[15] Collin, F., Praxis de la différence : notes sur le tragique du sujet, in « Les Cahier du GRIF », vol. 46, n°1, 1992, pp. 125-141

[16] Ibid., pp. 139-140




Ecrit 30 juin 2023 par admin dans la catégorie "Genre

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