octobre 6 2017

Le contrôle : une construction genrée

Il y a peu, je discutais avec mon fils de 13 ans des poils (oui, il nous arrive d’avoir des conversations passionnantes ; non, je n’ai aucune idée de comment on a pu en arriver là). Face à son dégoût exprimé de la pilosité féminine, j’ai tenté de le mettre en perspective en soulignant que rien ne justifie qu’un poil soit dégoûtant chez une fille s’il ne l’est pas chez un garçon et en rappelant qu’il s’agit là d’une mode très récente dans l’histoire de l’humanité.

Pour autant, le dégoût n’étant en rien commandé par la raison, il nous a bien fallu admettre qu’il persisterait quoi qu’on en dise. Beaucoup de féministes en herbe savent ainsi, aussi bien que moi, combien notre quotidien peut être fait d’incohérence entre convictions et consentement à un certain nombre de normes patriarcales. La pureté n’existe qu’en situation de domination, pour les autres, on s’arrange comme on peut dans un monde qui n’est pas le nôtre.

Toujours est-il que cette conversation m’a incitée, une fois encore, puisqu’il ne s’agit pas là d’un savoir qu’on pourrait acquérir une fois pour toute mais bien d’un constat qui se réactive régulièrement en nous au fil de nos expériences, à prendre conscience du contrôle, à travers la maitrise des fonctions naturelles de leur corps, qui était ainsi suscité chez les femmes par la société.

La pilosité est ici une porte d’entrée qui permet de bien distinguer la différence de traitement entre femmes et hommes mais il n’est pas nécessaire de passer beaucoup de temps en compagnie féminine pour se rendre compte qu’il ne s’agit là que d’un point parmi d’autres dans la liste des détails auxquels le quotidien des femmes se trouve soumis. Je pense en priorité à l’obsession du poids qui exige un contrôle de soi permanent mais l’on pourrait également parler des menstruations et de la crainte de laisser transparaitre, de quelque manière que ce soit, leur occurrence.

D’autres, je pense à Claudine Sagaert en partuculier et son histoire de la laideur féminine, ont étudié bien plus en détails combien l’admiration de la beauté des femmes s’accompagnait en réalité d’une disqualification de leur nature. Elles ne sont belles que lorsqu’elles neutralisent complètement leur corps. Sans quoi, ce n’est pas qu’elles soient moins jolies, c’est qu’elles en deviennent purement et simplement répulsives.

Mais, on le sens bien, ce contrôle exigé des femmes ne s’arrête évidemment pas à leur seul corps. Celui-ci permet d’ancrer cette obsession de la maitrise de sa propre nature dans une concrétude de tous les instants, il installe le regard que l’on porte sur soi-même comme un objet d’attention, de l’extérieur. Il n’en est cependant que la partie visible car, qu’il s’agisse de silhouette ou de physionomie, d’épilation ou de menstruation, l’injonction à tout maintenir sous contrôle va logiquement avoir des incidences avec les autres dimensions de la personnalité.

Bien sûr, on ne peut envisager tout cela sans le temps que cela exigera pour s’y consacrer. On peut facilement imaginer aussi combien l’attention à cette multitude de détails peut conditionner l’esprit à cette dispersion en tâches répétitives, et finalement improductives mais simplement d’entretien, qui prépare si bien à la tenue d’un foyer. On comprend mieux dès lors certaines habitudes, voire parfois reproches, qui enferment tant de femmes dans des rôles qu’elles n’ont pas choisis, comme l’incapacité à se laisser aller, la maniaquerie et, bien sûr, la prise sur soi automatique de la désormais fameuse charge mentale.

Or, si l’on y réfléchi, le contrôle de soi ne s’arrête pas là. Au-delà du corps et des habitudes, il s’impose en effet également à l’ensemble de la personnalité en exigeant tempérance et maitrise des émotions. Ainsi, la maitrise de son poids n’exigera pas seulement, comme cela peut être le cas pour les hommes qui s’en préoccupent, de gérer les excès éventuels mais une restriction à vie puisant presque davantage sa justification dans la crainte d’apparaitre hors de contrôle lors des repas que par la prise de poids. Une fois encore, la conscience d’être regardée, et l’intériorisation de ce regard sur soi-même, fait du contrôle de soi une injonction hors de contrôle.

De même, la pression qu’exerce sur elles la menace constante de se voir rabaissée à son seul utérus par des remarques du genre « tu as tes règles ou quoi ? », « tu deviens hystérique. » ou « fais pas ta chieuse ! », impose aux femmes une attention permanente à l’expression de leurs émotions. L’injonction du sourire « parce que c’est quand même plus joli » boucle alors la boucle en rappelant que le contrôle des émotions est exigé des femmes pour la seule raison de leur féminité.

Toute cette réflexion méritait d’être rappelée, puisque, comme je l’ai dit, il s’agit d’un processus exigeant un réveil constant de ces problématiques qui se réinvisibilisent d’elles-mêmes en permanence du seul fait qu’elles constituent un quotidien qui nous rattrape sans cesse, mais elle serait bien incomplète si on ne se posait pas la question du rapport au contrôle que cette même culture instaure pour les hommes.

Largement détaché de l’injonction à la beauté, et surtout de l’ignominie de la laideur, les garçons ne se voient pas intégrés dès le plus jeune âge dans des habitudes de contrôle permanent, ni dans une prise de conscience de soi avant tout comme objet de regard. Bien sûr, comme toute personne socialisée, il apprend à intégrer la norme, c’est-à-dire la reconnaissance de l’existence des autres, en lui, mais l’exigence de limiter ses appétits et ses pulsions se fait par la Loi, qui d’extérieure est destinée à être peu à peu comprise et choisie. Bien qu’assujetti, il est donc appelé à devenir sujet à son tour.

Contrairement aux filles dont les émotions ne deviennent véritablement suspectes qu’à la puberté, les garçons rencontrent très vite l’obligation de les contrôler, voire de les anéantir. Naturelles chez les premières, elles se présentent comme des intrus à maitriser de toute urgence chez les seconds. Elles en deviennent donc extérieures, tout comme le reste de ce sur quoi ils devront apprendre à porter leur effort de contrôle, qu’il s’agisse d’une compétence, d’un savoir, d’un environnement, d’un objet ou d’un groupe.

Vidé de tout contenu pour ne devenir que pure volonté projetée vers l’extérieur, là où l’autre sexe se présente comme un trop plein d’émotivité menaçant de déborder et qu’il s’agira donc de contenir, l’individu mâle exerce non le contrôle de soi mais la dissociation entre lui et ses pulsions dont il ne se trouvera réellement embarrassé que lorsqu’elles constituent un obstacle à sa maitrise du monde qui l’entoure. Si, par contre, elles contribuent à asseoir son autorité sur les autres, leur maitrise perdra tout intérêt, raison pour laquelle la colère sera bien plus admise comme émotion masculine que la peur ou la tristesse.

Cette dissociation entre corps et esprit, à laquelle les femmes n’ont pas accès, permet de mieux comprendre la manière dont chacun envisage la pulsion sexuelle. Soumise aux mêmes contraintes de silenciation que le reste de leur corps, elle se s’autorise à exister chez beaucoup de femmes qu’en se soumettant au désir masculin. Chez les hommes, par contre, elle pourra à la fois se présenter comme involontaire, extérieure, car liée au corps, et donc incontrôlable, parce que sans nécessité de contrôle, et comme une compétence leur permettant de contrôler le corps de leur partenaire.

Détails insignifiant, on le voit, les poils nous révèlent non seulement un monde de représentation des genres mais un système très concret de détermination sociale. Or, toute la difficulté du combat féministe ne repose-t-il pas dans la difficulté d’asseoir la légitimité d’un travail sur des détails, sur du quotidien, sur du pas bien grave alors que c’est précisément là le domaine assigné aux femmes depuis aussi loin que la culture dans laquelle j’ai été éduquée me permet de l’envisager.


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Ecrit 6 octobre 2017 par admin dans la catégorie "Genre

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